Note sur la vie de Georges Lapassade
Par Michel Lobrot
Georges Lapassade était né en 1924. Il avait donc vingt ans à la Libération (1944) et la cinquantaine (1974-1980) dans la période qui a suivi les événements de 1968, pleine de remous et de transformations. Ces deux dates sont en effet, à mon avis, les deux tournants importants dans sa vie, qui ont amené des changements notables à la fois dans ses conceptions et dans son action.
La libération d’abord, correspond à la fin de son adolescence, au cours de laquelle il a été amené à sortir de son milieu d’origine, grâce à des décisions politiques importantes, en particulier grâce à la décision du gouvernement de Vichy de supprimer les écoles normales. Les normaliens sont obligés d’intégrer les lycées de la région et cela convient particulièrement bien à Georges, qui n’aspire qu’à rejoindre les jeunes bourgeois de Pau et à vivre la vie de cette grande ville.
Cela lui permet de sortir de son milieu, de rompre avec sa famille, ultérieurement de faire des études supérieures à Bordeaux et Montpellier, toutes choses qui répondent à ses aspirations les plus profondes.
Ce désir de rupture s’explique par la manière dont il a été traité dans son milieu familial, en particulier par son père. Il en a parlé abondamment dans ce livre de base qu’est l’autobiographe, du moins dans l’édition belge de Duculot, de 1978. Il est étonnant, voire choquant, de constater que ce texte, très fort et impliqué, ait été expurgé et édulcoré, dans l’édition produite par Ivan Davy en 1997. Georges déclare pourtant, en 2007, qu’il a signé un contrat d’édition avec Duculot (Dans Itinéraires sociologiques)
Dans l’édition de 78 donc, il représente son père comme un homme qui fait pression avec violence pour qu’il réussisse scolairement et qu’il accède à une condition meilleure que la sienne. Ce père lui-même représente assez bien cette nouvelle classe moyenne, issue de la paysannerie, qui est prête à tout pour s’élever socialement. Né dans le Béarn au début du 20 ème siècle, ce père monte très vite à Paris où il essaie de s’intégrer dans l’administration, d’abord comme instituteur, ensuite dans les postes. Il revient tardivement dans le Béarn, à trente ans, après la guerre de 14-18, se marie, fait des enfants et fonde successivement deux petites entreprises familiales d’artisanat liée à la paysannerie (scierie). Il continue en même temps à se livrer à l’agriculture. Autrement dit, il touche à tout : administration, artisanat, agriculture. Il est en marche vers la dominance, ce qui explique ses idées de gauche, qu’il trahit d’ailleurs allègrement.
« Je devais, dit-il dans cette édition, à tout prix passer des examens et les passer avec succès si je ne voulais pas retourner vivre à la campagne et travailler sur les chantiers de mon père » (p. 159) Et encore : « J’ai appris, quand j’étais enfant, le prix des examens, la nécessité d’en passer par là si je ne voulais pas m’enfoncer dans l’ennui mortel d’un petit village, ne pas devenir valet de ferme, comme mon père le voulait quelquefois, et, plus tard, ne pas rester instituteur dans un hameau, au milieu de l’hostilité presque générale des gens » (p.27)
Le père va plus loin dans la répression. « Mon amour pour Maria, dit Georges, donnait aux choses de la vie (….) une intensité qui les rendait plus vraies et qui me fixait (…) Mon bonheur n’ a pas duré longtemps. Mon père est vite intervenu ; il a déchiré un jour la photo de Maria que j’avais mise à mon chevet. Il m’a interdit de la revoir (…. ) Ce jour-là, me disais-je, mon père a détruit mon élan vers une vie sexuelle libre, intense épanouie. Il m’a rejeté, peut-être dans l’intention de m’éviter un échec à mon concours, vers une autre vie que j’ai toujours considérée comme une vie de souffrance, de névrose et d’échec » (p. 116) Le résultat ne se fait pas attendre : « J’ai peur, dit Georges, de tous les contrôles et, surtout, de la vie collective » (p.20)
La chance de Georges est que sa décision de monter à Paris, de faire des études supérieures, de vivre une autre vie ait coïncidé précisément avec l’époque où de nouvelles conceptions de la vie et de l’amour, de nouvelles visions de la vie sociale, de nouvelles pratiques apparaissaient partout.
On n’en finirait pas d’énumérer les rencontres heureuses et positives qu’il put faire dans les années 1945-1960. D’abord, la psychanalyse, qu’il entreprend pour sortir de son homosexualité, mais qui l’enfonce plutôt en elle ; il la poursuit jusqu’en 1963. Ensuite sa rencontre avec des esprits éminents, comme Ferdinand Alquié, Georges Canguihem, etc, ce qui l’amènera à passer l’agrégation de philosophie et à écrire son premier livre L’entrée dans la vie. Encore la possibilité qu’il a de rentrer à L’INOP (Institut National d’Orientation Professionnelle de Paris) où il s’initie à la psychologie contemporaine.
Enfin et surtout, ce qui va le plus l’influencer est sa rencontre avec la pédagogie nouvelle, du fait qu’il est pris comme éducateur de musique au Renouveau de Montmorency où madame François-Unger pratique, avec des petits enfants juifs, des méthodes éducatives extrêmement ouvertes et révolutionnaires. Dans la foulée, il rencontre le mouvement, nouvellement arrivé des USA, de la dynamique des groupes, qui aura sur lui un impact décisif.
Dès lors, il est sur orbite, à 30-35 ans. Il ne lui reste plus qu’à pouvoir, quand il rentre à la résidence universitaire d’Antony dans les années 60, participer à des actions de changement institutionnel et d’agitation sociale. Il s’y engage avec passion. En même temps il rencontre le trotskysme, auquel il n’adhérera jamais complètement mais qui l’influence.
Le plus important pour l’avenir est le mouvement des groupes, issu de Kurt Lewin, qui est le lieu où je le rencontre en 1958. Ce mouvement débouche très vite sur une sorte d’anarchisme constructif, dans lequel trois valeurs sont fondamentales : 1- L’interaction, 2- L’implication, 3- l’autonomie. C’est en fait une nouvelle conception de la vie sociale, fondée sur le lien et le partage.
Georges s’y investit complètement mais à sa manière, qui annonce certaines dérives qui auront lieu par la suite. Ce qui compte par-dessus tout pour lui c’est le « franc-parler », le tout-dire. Il pousse cette pratique jusqu’au paroxysme, à un point tel qu’il se fait rejeter de presque partout, parfois dramatiquement. Paradoxalement, il réalise ce que son ami-ennemi Michel Foucault définira, dans ses cours au collège de France dans les années 80, comme l’idéologie de la Rome finissante à travers le stoïcisme : la parrhésie. Ce terme, qui existe en grec moderne (« parrisia ») signifie une sorte de passion de la vérité, poussée jusqu’à la provocation.
Je le vois, quand nous collaborons ensemble entre 1960 et 1965, spécialement au cours des deux rencontres de Royaumont, faire des prouesses dans cette voie. Mais cela nous permet d’élaborer, au cours de réunions qui ont lieu chaque semaine avec toute une équipe, de définir ce que nous appellerons « la pédagogie institutionnelle », l’ « analyse institutionnelle ». Le terme « institutionnel »signifie que nous n’entendons pas nous réduire à une action sur la « société » en général, mais que nous voulons changer les lieux mêmes où nous travaillons, notre environnement immédiat. Cela signifie-t-il que nous allons nous identifier à eux, les considérer comme l’objectif unique ? La question est grave et va nous diviser.
Il va se produire chez Georges, dans les années 1965-1975, un changement radical, qui va le conduire à mettre au premier plan d’autres valeurs que celles que j’ai énumérées plus haut. Ces nouvelles valeurs, il tentera de les promouvoir dans ces actions à l’étranger et finalement à l’Université Paris 8. Disons tout de suite qu’il met dès lors au premier plan les valeurs de révolte et de rupture, souvent en rejetant les valeurs qu’il avait précédemment servies.
Cela ne veut pas dire qu’il abandonne complètement l’esprit qui avait été le sien antérieurement. Ce n’est pas possible. Il a été marqué par lui et ne peut pas s’en débarrasser complètement. Il va continuer à enthousiasmer les foules grâce à un pouvoir charismatique qui lui vient en grande partie de son engagement et de sa transparence. Surtout, son écriture évolue dans le sens d’une implication accrue, qui va l’amener à des produire des textes bouleversants, tels que ceux qui sortent à partir de 1970 : L’arpenteur (1971) le bordel andalou (1971), les chevaux du diable (1974), Joyeux tropiques (1978) l’autobiographe (chez Duculot, 1978 ). Il assume son homosexualité et se met complètement à nu. Les oeuvres de cette époque sont des chefs-d’œuvre.
Les deux directions que Georges est amené à prendre à partir des années 71 et qui le conduisent à s’écarter de ses implications antérieures sont les suivantes.
Il s’agit tout d’abord d’un intérêt pour la transe, le chamanisme, l’hypnose qui va l’amener à écrire une série d’ouvrages d’érudition, tels que L’essai sur la transe (1976), Gens de l’ombre (1982), Les états modifiés de conscience (1987), La découverte de la dissociation (1998).
La seconde direction, qui apparaît parallèlement, est centrée sur ce qu’on appelle l’analyse institutionnelle. Il s’agit d’une nouvelle pratique en groupe, pouvant déboucher sur la formation, consistant à se centrer prioritairement et parfois exclusivement sur une analyse du contexte institutionnel, des forces en jeu dans l’environnement institué. Elle donne lieu à quelques ouvrages explicatifs ou méthodologiques : L’analyseur et l’analyste (1971), Clés pour la sociologie (avec R. Lourau) (1971) Socianalyse et potentiel humain (1975), Perspectives de l’analyse institutionnelle (1988),
Ces deux directions me paraissent procéder d’une seule et même origine, à savoir de pointer, renforcer, élaborer les pratiques sociales, souvent très anciennes, qui conduisent à une rupture du tissu social, à une dénonciation des pouvoirs dominants, à une remise en cause du système règnant. Il ne s’agit pas seulement de favoriser la mise en place de pratiques ou de structures ouvertes, comme il se passait avec l’autogestion, mais véritablement de former des esprits, de régler des conduites par une voie essentiellement négative d’exclusion dans la transe ou de dénonciation dans l’analyse institutionnelle. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une transformation de l’être humain par suppression, un peu comme dans une opération chirurgicale.
La première direction prise, quand Georges rencontre, en 1965, en Tunisie, la musique noire du stambali, manifeste bien les options sous-jacentes. Georges est impressionné par cette musique d’une force considérable, qui est en même temps l’expression de gens deshérités, opprimés, exclus. Au début, il s’intéresse surtout à la musique, qu’il veut transporter partout. Mais très vite, il se rend compte que cette musique débouche sur des états de transe, qu’il met immédiatement en correspondance avec les pratiques de groupe qu’il connaît par ailleurs. Plus tard, il en fera la base des mécanismes agissant dans les groupes de potentiel humain. Il reste fidèle à ses anciennes amours, sans se rendre compte de l’importance que présente la perte de conscience, des changements qu’elle introduit.
Dans les ouvrages qu’il produit par la suite sur ces sujets, il parcourt tout le cycle historique qui va de la transe à l’hypnose et même à la dissociation. Son érudition prodigieuse lui permet de donner une vision synthétique de ces phénomènes, que malheureusement il infléchit selon ses besoins, c'est-à-dire avec le désir de les présenter comme des modèles, ce qu’elles ne sont évidemment pas.
Pour qu’elles deviennent des modèles, il faut en enlever tout ce qui, en elles, évoque trop l’oubli, la perte de sens critique, la suggestibilité. Il se met donc, dans Les états modifiés de conscience, à proposer un « cogito de transe » qui serait une connaissance sous-jacente de tous les phénomènes en jeu, au moment même où ils se produisent. C’est une impossibilité. On ne peut évacuer de la transe la privation de l’activité critique, sinon l’amnésie, sous peine de faire disparaître la transe elle-même.
De même, il s’arrête, dans son exposé, juste avant le moment où la transe se mue, vers 1900, sous l’impulsion de Janet, Bernheim, Binet, en disposition à accepter les suggestions, en suggestibilité ou hyper- suggestibilité. Pourtant ces dispositions prouvent que la transe est vraiment une perte de l’activité critique. Binet ne va-t-il pas, dans La suggestibilité (1900) jusqu’à montrer que les écoliers, non hypnotisés et non en transe, se distribuent selon leur inclination à accepter les suggestions. La transe n’est ni une thérapie ni une preuve d’évolution. Elle est surtout, dans les sociétés hyper fermées, une soupape de sécurité extraordinaire, par oubli et évasion hors du contexte social.
L’autre direction prise, qui aboutit à l’analyse institutionnelle, se réclame au départ d’une réalité incontournable : la nécessité de résister, voire de s’opposer au contexte institutionnel. Il est incontestable qu’aucun travail visant à l’évolution des individus ne peut éviter de transgresser les normes ambiantes, les règles imposées, les mesures répressives. Ceci n’est pourtant qu’un préalable.
L’idée de se centrer entièrement sur l’environnement institutionnel, ce qu’impose l’analyse institutionnelle, ne peut venir qu’à deux types de personnes.
Les uns sont des gens qui sont tellement obsédés par la contrainte instituée qu’elles ne peuvent s’intéresser qu’à cela. Cela n’est pas loin de la paranoîa.
Les autres, dont fait partie Georges, sont des gens, qui, adhérant aux conceptions de Durkheim, s’imaginent que le cadre auquel sont confrontés les individus, entendu comme l’ensemble des stimuli sociaux auxquels ceux-ci sont exposés, fabriquent les individus, les forment, les éduquent. Ceci est une conception mécaniste que toute la psychologie contredit. Les musulmans d’aujourd’hui, qui vivent souvent dans des sociétés modernes avec la technique la plus avancée, se réclament d’un prophète qui a vécu il y a plus de mille ans et règlent leur conduite sur la sienne. Les stimuli sociaux sont en réalité filtrés et déformés par des exigences psychologiques internes, déterminées par des influences spécifiques résultant de courants sociaux. Le cadre ne joue, en tant que tel, aucun rôle.
Georges, dans son livre L’analyseur et l’analyste, déclare solennellement qu’il rejette la dynamique de groupe car celle-ci semble ignorer l’existence du contexte, qui est continuellement là pour biaiser, dénaturer, déplacer les activités de groupe. Cette critique, qui relève directement du durkheimisme, fait fi de la réalité vécue. Celle-ci, qui se solde pour moi par quelques quarante ans de pratique, montre que ce n’est pas le contexte institutionnel qui déforme l’expérience en cours mais la personnalité des gens, qui s’explique par des influences très spécifiques et très ciblées. J’ai personnellement travaillé pendant plusieurs années dans l’Espagne de Franco, protégé par l ’UNESCO, et j’ai rencontré des gens qui étaient loin de se définir par le cadre franquiste. Le travail ne consistait pas à les détacher du cadre mais à les faire évoluer à travers et souvent contre leurs systèmes de référence, qui expliquait parfois leur attachement au cadre.
Georges, très inspiré en cela par R. Lourau, prétend avoir trouvé une méthode extraordinaire pour faire ce travail institutionnel. C’est la méthode des analyseurs. La notion d’analyseur est en réalité très confuse. Quand elle prétend avoir une légitimité scientifique, par exemple quand Rémi Hess voit dans l’esclavage de l’antiquité un analyseur des sociétés antiques, elle se contente au fond de révéler aux yeux de tous quelque chose qu’on préférerait cacher ou que les admirateurs préféreraient cacher. Elle ne révèle rien, ce faisant. L’historien anglais Finley, qui a étudié l’esclavage antique dans un livre qui fait autorité, ne signale pas moins de six ou sept théories qui prétendent rendre raison du phénomène.
La méthode des analyseurs procède de la « théorie du soupçon ». Dans toute société ou dans tout groupe, il y a des choses que les responsables cachent. Il est parfois utile de les révéler. Cependant, les choses les plus dangereuses ne sont pas nécessairement celles qu’on cache. On peut très bien, par provocation et arrogance, afficher aux yeux de tous les intentions les plus noires. Hitler ne cachait pas sa volonté d’exterminer les juifs.
Je fais ici par honnêteté, la critique de Georges. Celui-ci ne procédait pas autrement. Je le répète, Georges nous a surtout appris à crier la vérité….
Et même par rapport aux thèses que je critique, Georges a fini par les mettre en doute et parfois les rejeter. Plusieurs fois, à partir des années 80, il manifeste des doutes concernant la valeur de l’analyse institutionnelle. Concernant la dissociation, il a accepté, dans le livre collectif que nous avons publié ensemble avec P.Boumard, que je soutienne une thèse qui est directement en contradiction avec la sienne, à savoir la distinction radicale entre l’hystérie et la transe.
Georges s’est souvent manifesté comme dogmatique, surtout quand ses thèses procédaient d’inclinations personnelles. Ce n’est cependant qu’un côté de lui. Ce qui le représente mieux, à mon sens, c’est d’une part cette désespérance, ces doutes, ces interrogations sur lui-même, qui s’étalent dans ses grands livres personnels des années 70, surtout dans L’autobiographe, et, d’autre part, sa thèse sur l’inachèvement : L’entrée dans la vie. Personne ne peut prétendre être parvenu à la maturité, l’achèvement. On peut toujours se corriger, revenir sur ce qu’on a dit. Ce qui est achevé est fini.
Paris, Avril 2009.
Georges Lapassade était né en 1924. Il avait donc vingt ans à la Libération (1944) et la cinquantaine (1974-1980) dans la période qui a suivi les événements de 1968, pleine de remous et de transformations. Ces deux dates sont en effet, à mon avis, les deux tournants importants dans sa vie, qui ont amené des changements notables à la fois dans ses conceptions et dans son action.
La libération d’abord, correspond à la fin de son adolescence, au cours de laquelle il a été amené à sortir de son milieu d’origine, grâce à des décisions politiques importantes, en particulier grâce à la décision du gouvernement de Vichy de supprimer les écoles normales. Les normaliens sont obligés d’intégrer les lycées de la région et cela convient particulièrement bien à Georges, qui n’aspire qu’à rejoindre les jeunes bourgeois de Pau et à vivre la vie de cette grande ville.
Cela lui permet de sortir de son milieu, de rompre avec sa famille, ultérieurement de faire des études supérieures à Bordeaux et Montpellier, toutes choses qui répondent à ses aspirations les plus profondes.
Ce désir de rupture s’explique par la manière dont il a été traité dans son milieu familial, en particulier par son père. Il en a parlé abondamment dans ce livre de base qu’est l’autobiographe, du moins dans l’édition belge de Duculot, de 1978. Il est étonnant, voire choquant, de constater que ce texte, très fort et impliqué, ait été expurgé et édulcoré, dans l’édition produite par Ivan Davy en 1997. Georges déclare pourtant, en 2007, qu’il a signé un contrat d’édition avec Duculot (Dans Itinéraires sociologiques)
Dans l’édition de 78 donc, il représente son père comme un homme qui fait pression avec violence pour qu’il réussisse scolairement et qu’il accède à une condition meilleure que la sienne. Ce père lui-même représente assez bien cette nouvelle classe moyenne, issue de la paysannerie, qui est prête à tout pour s’élever socialement. Né dans le Béarn au début du 20 ème siècle, ce père monte très vite à Paris où il essaie de s’intégrer dans l’administration, d’abord comme instituteur, ensuite dans les postes. Il revient tardivement dans le Béarn, à trente ans, après la guerre de 14-18, se marie, fait des enfants et fonde successivement deux petites entreprises familiales d’artisanat liée à la paysannerie (scierie). Il continue en même temps à se livrer à l’agriculture. Autrement dit, il touche à tout : administration, artisanat, agriculture. Il est en marche vers la dominance, ce qui explique ses idées de gauche, qu’il trahit d’ailleurs allègrement.
« Je devais, dit-il dans cette édition, à tout prix passer des examens et les passer avec succès si je ne voulais pas retourner vivre à la campagne et travailler sur les chantiers de mon père » (p. 159) Et encore : « J’ai appris, quand j’étais enfant, le prix des examens, la nécessité d’en passer par là si je ne voulais pas m’enfoncer dans l’ennui mortel d’un petit village, ne pas devenir valet de ferme, comme mon père le voulait quelquefois, et, plus tard, ne pas rester instituteur dans un hameau, au milieu de l’hostilité presque générale des gens » (p.27)
Le père va plus loin dans la répression. « Mon amour pour Maria, dit Georges, donnait aux choses de la vie (….) une intensité qui les rendait plus vraies et qui me fixait (…) Mon bonheur n’ a pas duré longtemps. Mon père est vite intervenu ; il a déchiré un jour la photo de Maria que j’avais mise à mon chevet. Il m’a interdit de la revoir (…. ) Ce jour-là, me disais-je, mon père a détruit mon élan vers une vie sexuelle libre, intense épanouie. Il m’a rejeté, peut-être dans l’intention de m’éviter un échec à mon concours, vers une autre vie que j’ai toujours considérée comme une vie de souffrance, de névrose et d’échec » (p. 116) Le résultat ne se fait pas attendre : « J’ai peur, dit Georges, de tous les contrôles et, surtout, de la vie collective » (p.20)
La chance de Georges est que sa décision de monter à Paris, de faire des études supérieures, de vivre une autre vie ait coïncidé précisément avec l’époque où de nouvelles conceptions de la vie et de l’amour, de nouvelles visions de la vie sociale, de nouvelles pratiques apparaissaient partout.
On n’en finirait pas d’énumérer les rencontres heureuses et positives qu’il put faire dans les années 1945-1960. D’abord, la psychanalyse, qu’il entreprend pour sortir de son homosexualité, mais qui l’enfonce plutôt en elle ; il la poursuit jusqu’en 1963. Ensuite sa rencontre avec des esprits éminents, comme Ferdinand Alquié, Georges Canguihem, etc, ce qui l’amènera à passer l’agrégation de philosophie et à écrire son premier livre L’entrée dans la vie. Encore la possibilité qu’il a de rentrer à L’INOP (Institut National d’Orientation Professionnelle de Paris) où il s’initie à la psychologie contemporaine.
Enfin et surtout, ce qui va le plus l’influencer est sa rencontre avec la pédagogie nouvelle, du fait qu’il est pris comme éducateur de musique au Renouveau de Montmorency où madame François-Unger pratique, avec des petits enfants juifs, des méthodes éducatives extrêmement ouvertes et révolutionnaires. Dans la foulée, il rencontre le mouvement, nouvellement arrivé des USA, de la dynamique des groupes, qui aura sur lui un impact décisif.
Dès lors, il est sur orbite, à 30-35 ans. Il ne lui reste plus qu’à pouvoir, quand il rentre à la résidence universitaire d’Antony dans les années 60, participer à des actions de changement institutionnel et d’agitation sociale. Il s’y engage avec passion. En même temps il rencontre le trotskysme, auquel il n’adhérera jamais complètement mais qui l’influence.
Le plus important pour l’avenir est le mouvement des groupes, issu de Kurt Lewin, qui est le lieu où je le rencontre en 1958. Ce mouvement débouche très vite sur une sorte d’anarchisme constructif, dans lequel trois valeurs sont fondamentales : 1- L’interaction, 2- L’implication, 3- l’autonomie. C’est en fait une nouvelle conception de la vie sociale, fondée sur le lien et le partage.
Georges s’y investit complètement mais à sa manière, qui annonce certaines dérives qui auront lieu par la suite. Ce qui compte par-dessus tout pour lui c’est le « franc-parler », le tout-dire. Il pousse cette pratique jusqu’au paroxysme, à un point tel qu’il se fait rejeter de presque partout, parfois dramatiquement. Paradoxalement, il réalise ce que son ami-ennemi Michel Foucault définira, dans ses cours au collège de France dans les années 80, comme l’idéologie de la Rome finissante à travers le stoïcisme : la parrhésie. Ce terme, qui existe en grec moderne (« parrisia ») signifie une sorte de passion de la vérité, poussée jusqu’à la provocation.
Je le vois, quand nous collaborons ensemble entre 1960 et 1965, spécialement au cours des deux rencontres de Royaumont, faire des prouesses dans cette voie. Mais cela nous permet d’élaborer, au cours de réunions qui ont lieu chaque semaine avec toute une équipe, de définir ce que nous appellerons « la pédagogie institutionnelle », l’ « analyse institutionnelle ». Le terme « institutionnel »signifie que nous n’entendons pas nous réduire à une action sur la « société » en général, mais que nous voulons changer les lieux mêmes où nous travaillons, notre environnement immédiat. Cela signifie-t-il que nous allons nous identifier à eux, les considérer comme l’objectif unique ? La question est grave et va nous diviser.
Il va se produire chez Georges, dans les années 1965-1975, un changement radical, qui va le conduire à mettre au premier plan d’autres valeurs que celles que j’ai énumérées plus haut. Ces nouvelles valeurs, il tentera de les promouvoir dans ces actions à l’étranger et finalement à l’Université Paris 8. Disons tout de suite qu’il met dès lors au premier plan les valeurs de révolte et de rupture, souvent en rejetant les valeurs qu’il avait précédemment servies.
Cela ne veut pas dire qu’il abandonne complètement l’esprit qui avait été le sien antérieurement. Ce n’est pas possible. Il a été marqué par lui et ne peut pas s’en débarrasser complètement. Il va continuer à enthousiasmer les foules grâce à un pouvoir charismatique qui lui vient en grande partie de son engagement et de sa transparence. Surtout, son écriture évolue dans le sens d’une implication accrue, qui va l’amener à des produire des textes bouleversants, tels que ceux qui sortent à partir de 1970 : L’arpenteur (1971) le bordel andalou (1971), les chevaux du diable (1974), Joyeux tropiques (1978) l’autobiographe (chez Duculot, 1978 ). Il assume son homosexualité et se met complètement à nu. Les oeuvres de cette époque sont des chefs-d’œuvre.
Les deux directions que Georges est amené à prendre à partir des années 71 et qui le conduisent à s’écarter de ses implications antérieures sont les suivantes.
Il s’agit tout d’abord d’un intérêt pour la transe, le chamanisme, l’hypnose qui va l’amener à écrire une série d’ouvrages d’érudition, tels que L’essai sur la transe (1976), Gens de l’ombre (1982), Les états modifiés de conscience (1987), La découverte de la dissociation (1998).
La seconde direction, qui apparaît parallèlement, est centrée sur ce qu’on appelle l’analyse institutionnelle. Il s’agit d’une nouvelle pratique en groupe, pouvant déboucher sur la formation, consistant à se centrer prioritairement et parfois exclusivement sur une analyse du contexte institutionnel, des forces en jeu dans l’environnement institué. Elle donne lieu à quelques ouvrages explicatifs ou méthodologiques : L’analyseur et l’analyste (1971), Clés pour la sociologie (avec R. Lourau) (1971) Socianalyse et potentiel humain (1975), Perspectives de l’analyse institutionnelle (1988),
Ces deux directions me paraissent procéder d’une seule et même origine, à savoir de pointer, renforcer, élaborer les pratiques sociales, souvent très anciennes, qui conduisent à une rupture du tissu social, à une dénonciation des pouvoirs dominants, à une remise en cause du système règnant. Il ne s’agit pas seulement de favoriser la mise en place de pratiques ou de structures ouvertes, comme il se passait avec l’autogestion, mais véritablement de former des esprits, de régler des conduites par une voie essentiellement négative d’exclusion dans la transe ou de dénonciation dans l’analyse institutionnelle. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une transformation de l’être humain par suppression, un peu comme dans une opération chirurgicale.
La première direction prise, quand Georges rencontre, en 1965, en Tunisie, la musique noire du stambali, manifeste bien les options sous-jacentes. Georges est impressionné par cette musique d’une force considérable, qui est en même temps l’expression de gens deshérités, opprimés, exclus. Au début, il s’intéresse surtout à la musique, qu’il veut transporter partout. Mais très vite, il se rend compte que cette musique débouche sur des états de transe, qu’il met immédiatement en correspondance avec les pratiques de groupe qu’il connaît par ailleurs. Plus tard, il en fera la base des mécanismes agissant dans les groupes de potentiel humain. Il reste fidèle à ses anciennes amours, sans se rendre compte de l’importance que présente la perte de conscience, des changements qu’elle introduit.
Dans les ouvrages qu’il produit par la suite sur ces sujets, il parcourt tout le cycle historique qui va de la transe à l’hypnose et même à la dissociation. Son érudition prodigieuse lui permet de donner une vision synthétique de ces phénomènes, que malheureusement il infléchit selon ses besoins, c'est-à-dire avec le désir de les présenter comme des modèles, ce qu’elles ne sont évidemment pas.
Pour qu’elles deviennent des modèles, il faut en enlever tout ce qui, en elles, évoque trop l’oubli, la perte de sens critique, la suggestibilité. Il se met donc, dans Les états modifiés de conscience, à proposer un « cogito de transe » qui serait une connaissance sous-jacente de tous les phénomènes en jeu, au moment même où ils se produisent. C’est une impossibilité. On ne peut évacuer de la transe la privation de l’activité critique, sinon l’amnésie, sous peine de faire disparaître la transe elle-même.
De même, il s’arrête, dans son exposé, juste avant le moment où la transe se mue, vers 1900, sous l’impulsion de Janet, Bernheim, Binet, en disposition à accepter les suggestions, en suggestibilité ou hyper- suggestibilité. Pourtant ces dispositions prouvent que la transe est vraiment une perte de l’activité critique. Binet ne va-t-il pas, dans La suggestibilité (1900) jusqu’à montrer que les écoliers, non hypnotisés et non en transe, se distribuent selon leur inclination à accepter les suggestions. La transe n’est ni une thérapie ni une preuve d’évolution. Elle est surtout, dans les sociétés hyper fermées, une soupape de sécurité extraordinaire, par oubli et évasion hors du contexte social.
L’autre direction prise, qui aboutit à l’analyse institutionnelle, se réclame au départ d’une réalité incontournable : la nécessité de résister, voire de s’opposer au contexte institutionnel. Il est incontestable qu’aucun travail visant à l’évolution des individus ne peut éviter de transgresser les normes ambiantes, les règles imposées, les mesures répressives. Ceci n’est pourtant qu’un préalable.
L’idée de se centrer entièrement sur l’environnement institutionnel, ce qu’impose l’analyse institutionnelle, ne peut venir qu’à deux types de personnes.
Les uns sont des gens qui sont tellement obsédés par la contrainte instituée qu’elles ne peuvent s’intéresser qu’à cela. Cela n’est pas loin de la paranoîa.
Les autres, dont fait partie Georges, sont des gens, qui, adhérant aux conceptions de Durkheim, s’imaginent que le cadre auquel sont confrontés les individus, entendu comme l’ensemble des stimuli sociaux auxquels ceux-ci sont exposés, fabriquent les individus, les forment, les éduquent. Ceci est une conception mécaniste que toute la psychologie contredit. Les musulmans d’aujourd’hui, qui vivent souvent dans des sociétés modernes avec la technique la plus avancée, se réclament d’un prophète qui a vécu il y a plus de mille ans et règlent leur conduite sur la sienne. Les stimuli sociaux sont en réalité filtrés et déformés par des exigences psychologiques internes, déterminées par des influences spécifiques résultant de courants sociaux. Le cadre ne joue, en tant que tel, aucun rôle.
Georges, dans son livre L’analyseur et l’analyste, déclare solennellement qu’il rejette la dynamique de groupe car celle-ci semble ignorer l’existence du contexte, qui est continuellement là pour biaiser, dénaturer, déplacer les activités de groupe. Cette critique, qui relève directement du durkheimisme, fait fi de la réalité vécue. Celle-ci, qui se solde pour moi par quelques quarante ans de pratique, montre que ce n’est pas le contexte institutionnel qui déforme l’expérience en cours mais la personnalité des gens, qui s’explique par des influences très spécifiques et très ciblées. J’ai personnellement travaillé pendant plusieurs années dans l’Espagne de Franco, protégé par l ’UNESCO, et j’ai rencontré des gens qui étaient loin de se définir par le cadre franquiste. Le travail ne consistait pas à les détacher du cadre mais à les faire évoluer à travers et souvent contre leurs systèmes de référence, qui expliquait parfois leur attachement au cadre.
Georges, très inspiré en cela par R. Lourau, prétend avoir trouvé une méthode extraordinaire pour faire ce travail institutionnel. C’est la méthode des analyseurs. La notion d’analyseur est en réalité très confuse. Quand elle prétend avoir une légitimité scientifique, par exemple quand Rémi Hess voit dans l’esclavage de l’antiquité un analyseur des sociétés antiques, elle se contente au fond de révéler aux yeux de tous quelque chose qu’on préférerait cacher ou que les admirateurs préféreraient cacher. Elle ne révèle rien, ce faisant. L’historien anglais Finley, qui a étudié l’esclavage antique dans un livre qui fait autorité, ne signale pas moins de six ou sept théories qui prétendent rendre raison du phénomène.
La méthode des analyseurs procède de la « théorie du soupçon ». Dans toute société ou dans tout groupe, il y a des choses que les responsables cachent. Il est parfois utile de les révéler. Cependant, les choses les plus dangereuses ne sont pas nécessairement celles qu’on cache. On peut très bien, par provocation et arrogance, afficher aux yeux de tous les intentions les plus noires. Hitler ne cachait pas sa volonté d’exterminer les juifs.
Je fais ici par honnêteté, la critique de Georges. Celui-ci ne procédait pas autrement. Je le répète, Georges nous a surtout appris à crier la vérité….
Et même par rapport aux thèses que je critique, Georges a fini par les mettre en doute et parfois les rejeter. Plusieurs fois, à partir des années 80, il manifeste des doutes concernant la valeur de l’analyse institutionnelle. Concernant la dissociation, il a accepté, dans le livre collectif que nous avons publié ensemble avec P.Boumard, que je soutienne une thèse qui est directement en contradiction avec la sienne, à savoir la distinction radicale entre l’hystérie et la transe.
Georges s’est souvent manifesté comme dogmatique, surtout quand ses thèses procédaient d’inclinations personnelles. Ce n’est cependant qu’un côté de lui. Ce qui le représente mieux, à mon sens, c’est d’une part cette désespérance, ces doutes, ces interrogations sur lui-même, qui s’étalent dans ses grands livres personnels des années 70, surtout dans L’autobiographe, et, d’autre part, sa thèse sur l’inachèvement : L’entrée dans la vie. Personne ne peut prétendre être parvenu à la maturité, l’achèvement. On peut toujours se corriger, revenir sur ce qu’on a dit. Ce qui est achevé est fini.
Paris, Avril 2009.
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