mercoledì 15 aprile 2009

Entretien avec Georges Lapassade

Entretien collectif avec Georges Lapassade
réalisé par

Amélie Grysole à la camera
Augustin Mutuale, Benyounés Bellagnech, Alain, Laurent Kallyt au dialogue
Aziz Kharouni au son et à la retranscription

L'entretien de Georges a été publié dans "les irrAIductibles", revue planétaire d'analyse institutionnelle, N°11, avril 2007, Université Paris 8


Augustin Mutuale : Il y a la parole et l’écriture. Plusieurs entretiens pourraient donner un visage à ce numéro sur l’Afrique où la parole est vivante, où même écrite, elle reste tout de même parole.

Amélie Grysole : Ce sera un élément intéressant tout de même. Juste avant de continuer, je voudrais demander à Georges si cela ne l’embête pas qu’on filme. (Georges est d’accord).

Augustin : Georges, on va t’interroger avec un certain dispositif. Avec quel dispositif, va-t-on t’interroger ?

Benyounès Bellagnech : On va t’interroger à l’aide du dispositif de l’entretien collectif. C’est ouvert, Augustin l’a ouvert à l’occasion de l’entretien d’aujourd’hui. On va plutôt que de t’expliquer le dispositif, le pratiquer aujourd’hui et revenir par la suite sur la restitution pour voir ce qu’a donné la discussion. Nous en avons discuté vendredi dernier. Nous voulions savoir ce que t’avait apporté l’Afrique. Par exemple, comment se fait-il qu’à un moment donné, tu t’es retrouvé à aller chaque année au Maroc, pour travailler au départ sur la possession, ensuite sur les Gnaouas, sur Essaouira ... C’est de ce parcours-là qu’on voudrait que tu nous parles.

Georges Lapassade : Je vais essayer de répondre, de donner une réponse possible et ce n’est peut-être pas la seule. Avant d’aller au Maroc travailler sur les Gnaouas…, j’avais découvert les Gnaouas, mais très peu. Le mot est très peu utilisé. En Tunisie, il y a une communauté importante de Noirs. Pour laquelle, je vous conseille, je vous suggère à consulter deux chercheurs, auteurs d’ouvrages, d’une part Abdelhafid Chlyeh pour les Gnaouas du Maroc et Rihda Ennafa, enseignant en sciences de l’Education, qui habite maintenant à Paris, dont je ne connais pas l’adresse. Vous pouvez la retrouver en lui demandant de ma part. Je suggère cette double possibilité avec A. Chlyeh qui a écrit sur les Gnaouas du Maroc et l’autre qui a écrit des articles sur ceux de la Tunisie.

Benyounès : Ton premier voyage, en Afrique, c’était dans le cadre de la coopération ?

G. Lapassade : Oui, j’étais coopérant en Tunisie, plus exactement à l’université de Tunis à partir d’octobre 1965. Je me suis tout de suite intéressé au Stambali ; c’est-à-dire au rituel des Gnaouas de Tunis. Ce qui m’a amené à me poser des questions sur la communauté noire de Tunisie et l’ensemble des problèmes culturels des Noirs. Et, c’est comme cela que j’ai appris quelques mois plus tard, vers mars-avril 1966, l’organisation du premier festival des Arts Nègres. Ils l’ont appelé ainsi, car il était à l’initiative de Léopold Senghor qui était le chantre de la négritude avec Aimé Césaire et quelques autres d’une part, et d’autre part André Malraux qui était ministre de la Culture de De Gaulle. Ensemble, ils ont produit cet énorme festival. C’était le premier et il n’y en pas eu d’autres ensuite, à ma connaissance. Ils avaient produit le premier festival mondial des Arts Nègres où se sont retrouvés des Noirs d’Amérique, d’Afrique, de la Jamaïque, des Antilles, bref, de partout. Je me suis rendu à ce festival. C’était le premier voyage que je faisais en Afrique noire, c’était à Dakar. C’était très riche. A ce festival de Dakar, en avril 1966, j’étais avec Jean Rouch qui était un africaniste très connu. Nous avons assisté ensemble à un rite de possession le Ndepp sénégalais, c’étaient des (inaudibles –descendants du peuple Lebou), c’est-à-dire des pêcheurs de la Côte atlantique du Sénégal. J’aurais beaucoup à dire sur ce rituel qui était beaucoup plus complet, riche, plus développé ; cela a duré une semaine entière, avec des phases bien déterminées, des sacrifices …
La création de l’autel que j’ai appelé l’autel de la dissociation. Je n’ai pas assisté à tout, mais j’y étais aux grandes étapes du Ndepp. De ce rituel que Balandier décrit dans son ouvrage L’Afrique Ambiguë où il a consacré tout un chapitre sur le Ndepp et l’Afrique.
D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, j’ai parlé des Gnaouas lors d’une émission radio à Dakar et cela était arrivé aux oreilles du président Léopold Senghor qui, quelques temps après, était venu en visite officielle en Tunisie. Il m’a invité à le rencontrer. C’était un entretien très cordial, très amical où il disait que pour lui, Bourguiba était un ami, mais que pour Bourguiba, il était son petit nègre.

Benyounès : C’est à partir de là et en tant qu’enseignant que tu as fait venir un groupe de Stambali pour faire une représentation au sein de la faculté de Tunis ?

G. Lapassade : Je ne sais pas, je ne crois pas car on m’avait dit que ce n’était pas possible. Les étudiants m’avaient dit que c’était très secret. Dans les familles, c’était fermé, tu ne pouvais pas y avoir accès. Ce dont ils avaient tort d’ailleurs. Il faudrait que tu en organises toi-même un. Mais, moi, je n’avais pas une famille à traiter, je ne pouvais pas avoir le concours des noirs du Stambali. Mais j’en ai organisé un dans un Institut de sports, cela a provoqué un scandale parce que les garçons et les filles se sont mis à danser, mais à danser… mais danser à la manière des danses modernes. Aussitôt, le directeur de l’Institut des sports a téléphoné au ministre qui m’a convoqué. Cela a fait un scandale et cela a affaibli ma position à Tunis où je suis resté un peu plus d’un an. Mais ils n’ont pas fait le rituel. Ils ont fait leur musique et cela a fait danser. On dit que les Gnaouas… Moi-même j’ai fait un article, un entretien. L’intervieweur qui a publié l’article de nos entretiens, l’article a été publié dans Jeune Afrique…. Pourquoi j’ai parlé de lui, mais cela m’a échappé, je ne me rappelle plus du début de ma phrase.

Benyounès : Tu étais en train de parler de comment s’était déroulé le rituel que tu avais essayé d’organiser et qu’il n’avait pas fonctionné comme tu le voulais.

G. Lapassade : Et qui n’a pas fonctionné comme rituel. D’ailleurs, je voulais, à ce propos, (c’est des propos complètement décousus que je tiens là) dire que contrairement à ce qui s’est dit, un peu partout, dans les journaux où l’on a dit, même dans l’article, l’entretien dont l’auteur est celui qui m’a interviewé, celui qui a publié l’article dans Jeune Afrique, j’ai oublié son nom…

Augustin : Olivier Barlet

G. Lapassade : Olivier Barlet, c’est un spécialiste de l’Afrique et du cinéma africain en général. Il a intitulé cela, Les Gnaouas, thérapeutes de la différence. Je pense que cela est un peu abusif de présenter les Gnaouas comme des thérapeutes, bien que si on leur demande, ils disent oui, sur le plan publicitaire à cette image de musiciens thérapeutes, mais en fait, il faut le préciser, même si on ne parle pas davantage des Gnaouas aujourd’hui, ce ne sont pas les Gnaouas qui font la thérapie, mais c’est la thérapie d’une voyante, d’une voyante. Peut-être, parmi les Maghrébins, ici, toi Benyounès, peut-être Aziz et d’autres, s’il est au courant quand il y a thérapie, mais pas thérapie dans le sens psychanalytique mais ce que j’appellerais une thérapie de la dissociation. Le ou la responsable de cette thérapie, c’est le voyant ou la voyante qui fait appel, entre autres, aux Gnaouas pour assurer un moment thérapeutique comme dans le Ndepp auquel j’ai fait allusion. Le rituel de possession sénégalais, les danses de possession viennent clôturer une semaine d’actions ou d’actes thérapeutiques dont le plus important, le jeudi, c’est le sacrifice d’un animal et la construction d’un autel sur des poteries qui contiennent les boyaux de cet animal. Donc, le rite de possession collectif, les danses de possession collective sont spectaculaires menées d’ailleurs par un guérisseur ou une guérisseuse. Les danses de possession, dans le quartier où il y a eu l’intervention, viennent le dernier jour pour clôturer une semaine thérapeutique, dont probablement l’acte fondateur le plus important, pour la première fois, c’est le sacrifice conduisant le même jour à la création d’un autel sur lequel on pourrait faire des offrandes au rab (part dissociée de la personnalité). C’est pourquoi, je dis que c’est un autel de la dissociation parce qu’au départ, il y a l’idée d’une possession plus ou moins par le rab qui est un animal, un être mystérieux, un peu comme un djinn comme dans les pays arabes…Donc, cet esprit possesseur tourmente une personne et ce qu’on appellera la thérapie en langage occidental consiste à libérer, à soulager cette personne, non pas par la suppression du symptôme qui est l’origine du trouble qui est une possession mal vécue. On ne met pas fin à la possession, mais on la déplace, c’est-à-dire cet esprit, ce rab qui tourmente la personne, n’est plus dans la personne tourmentée mais dans cet autel où la personne, pendant toute sa vie, va porter des offrandes, du lait et autres produits.
Si vous voulez, c’est intéressant du point de vue de la thérapie africaine. C’est une thérapie de réconciliation du possédé et de son possesseur qui est considéré comme bénéfique. Ce qui est très différent de l’unique forme de possession que l’on connaît et que l’on a connu en Europe qui est la possession diabolique. Et puisque c’est une possession diabolique, on ne peut pas se réconcilier avec le diable. Le diable doit être expulsé, c’est un exorcisme. Ce qui est très important en Afrique, dans la culture africaine, il y a aussi de l’exorcisme en Afrique, mais il y a cette pratique inconnue, non pratiquée dans l’ensemble de l’Europe à part quelques exceptions ; il y a une pratique adorciste qui consiste à construire une réconciliation. Donc, une sorte d’arrangement avec la dissociation. Ce n’est pas seulement une pratique pour mettre fin à la dissociation pathologique car il y a des dissociations qui ne sont pas pathologiques. Cela est une autre affaire, on peut en parler, si vous voulez, mais la dissociation pathologique, c’est l’éclatement de l’identité chez le possédé occidental qui prétend être possédé par le diable, par un mauvais esprit. La seule solution, c’est de faire partir cet esprit, c’est de le chasser. C’est de l’exorcisme ; tandis qu’en Afrique, très souvent, ce n’est pas de le chasser, c’est de l’amadouer et de faire ami ami avec lui.

Benyounès : Cohabiter.

G. Lapassade : Cohabiter, cela est très important pour l’étude du rite africain, on en est là. Quand on parle des Gnaouas de façon trop rapide, on pense qu’ils sont des exorcistes. Comme je viens de le dire et je le redis, ce ne sont pas les Gnaouas qui sont les thérapeutes, c’est une voyante, une thérapeute. Il y a deux appellations de voyantes au Maroc. La voyante, habituelle, celle qui tire les cartes, celle qui lit dans le marc de café et quelque chose comme ça, c’est la Chouafa. Mais il y a un autre type de voyante, c’est la Talaâ qui vient du mot Talaâ qui veut dire monter et elle, elle fait monter les esprits. C’est pour cela qu’on l’appelle la Talaâ. Celle-ci est dans l’état de transe, médiumnique car c’est un médium celle-là, ce n’est pas comme l’autre, le médium met sa bouche, son corps à la disposition d’un esprit ami d’elle, - ce n’est pas un tourmenteur-, avec qui elle s’est réconciliée, avec qui elle travaille pour décrire, diagnostiquer une maladie et indiquer ce avec quoi il faut la traiter. La Talaâ, non seulement n’est pas attachée aux Gnaouas, mais peut faire appel aux Gnaouas comme à des assistants. Une chose importante chez elle, qui me semble fondamentale et ressemble au Ndepp, c’est l’existence d’une table, la mida. Une table qui n’est pas une table de travail, c’est comme un petit guéridon qu’elle a dans la pièce où elle officie, dans sa pièce secrète. Sur cette table, elle met chaque semaine des aliments. Elle alimente son ou ses esprits possesseurs et collaborateurs. C’est elle qui est au centre de la thérapie et c’est cette thérapie qui est africaine assistée par les Gnaouas dont leurs rôles sont d’être des assistants. Ils ne sont pas des thérapeutes, contrairement à ce que l’on raconte quelquefois dans la presse, etc. C’est comme si on compare, dans l’église catholique, le prêtre et l’organiste qui tient l’orgue. Ce n’est pas l’organiste qui est au centre du rituel, de la messe, c’est le prêtre - et l’organiste est son assistant. Voilà ce qu’on peut dire pour recentrer la question des Gnaouas, leur collaboration à ce qu’on appelle une thérapie.

Benyounès : Tout ce que tu viens de nous dire, est-ce qu’on pourrait appeler cela du savoir, c’est du savoir recueilli sur le terrain. Au départ, ce sont des données sur le terrain que tu as observées.

G. Lapassade : Oui, la mida, la mida, je l’ai vue une fois. Parce que c’est considéré comme quelque chose que l’on ne doit pas voir. Que l’étranger, même un Marocain, l’étranger à la maison ne doit pas voir. Elle est gardée dans une pièce particulière par la Talaâ et cela ressemble à l’autel du Rab dont j’ai parlé tout à l’heure qui a été construit du côté de Dakar, dans la banlieue de Dakar à la fin des cérémonies du Ndepp.

Benyounès : Tu as commencé à nous parler du festival de Dakar, au Sénégal, ensuite de la Tunisie où tu as commencé à t’intéresser à ces groupes. Concrètement, tu voulais savoir ce qui se passait. Par la suite, tu as pris l’habitude de partir au Maroc chaque année. Et c’est là où tu voulais approfondir ton travail d’observation.

G. Lapassade : Là, j’étais moins efficace, moins rapide, moins profond, je dirais au Maroc qu’au Sénégal, c’est curieux. J’ai passé beaucoup de temps dans les pays du Maghreb, en Tunisie et surtout au Maroc, mais je n’ai eu accès même pas à une thérapie. Je n’ai pas eu accès à une thérapie ; ce qu’on appelle une thérapie par une voyante, par une thérapeute. Je n’y ai pas eu accès du tout. Je n’ai vu que les Gnaouas dans leur rôle autonomisé de musiciens. Ce rôle est plus connu en Occident et donne lieu, maintenant, à un festival des Gnaouas chaque année à Essaouira. Cela, oui, je l’ai vu des quantités de fois, mais, comme je te l’ai dit, et il faut bien le comprendre, ce rite qu’ils pratiquent, ils n’en sont pas les dirigeants, c’est la voyante qui les convoque pour un moment dans la séance thérapeutique où il y a autre chose que l’intervention des Gnaouas. Mais ces Gnaouas se sont autonomisés avec la médiatisation, ma propre action de propagandiste des Gnaouas depuis 1969 et maintenant, ils sont connus par le festival international ou mondial des Gnaouas qui se tient chaque année à Essaouira. Ils sont devenus des vedettes de la mondialisation, ils jouent avec les musiciens de jazz, etc. Il faut bien voir que ce n’était pas cela, au début, que probablement, ils intervenaient essentiellement comme des assistants d’un ou d’une thérapeute dont ce n’était pas le seul acte thérapeutique, loin de là, puisque le sacrifice était davantage thérapeutique. Mais j’ai vu le sacrifice par les Gnaouas, j’y ai assisté. C’était un Gnaoui, qui était connu à Essaouira, qui se promenait avec sa djellaba rouge sang. J’insiste là-dessus, parce qu’il faut redresser la situation et la conviction quasi générale sur cet aspect-là. Peut-être que, Rihda Ennafaa, pour la Tunisie et Chlyeh, dans leurs deux ouvrages, ils n’ont pas été assez clairs sur ce que je viens de dire, ce partage des rôles et des responsabilités dans des séquences thérapeutiques.

Augustin : Est-ce que c’est suite à cela que tu as construit le concept de la dissociation ?

G.Lapassade : Non, je n’ai pas construit seulement ce concept suite aux Gnaouas ; c’est extérieur à cela, je ne sais pas comment je suis venu à cela. Je n’ai pas construit ce concept, il vient de Pierre Janet, si tu veux, très rapidement, il y a deux étapes dans la dissociation, il y a la définition de la dissociation comme pathologique et ça c’est Janet et ses successeurs, mais Janet ne faisait que constituer l’aboutissement, comme je l’ai montré dans mon livre La découverte de la dissociation. Janet n’était que l’aboutissement d’un siècle entier de travaux, depuis Mesmer qui doit être à l’origine de l’hypnose, si vous voulez, qui faisait des cures à Vienne et à Paris, par la transe autour d’un baquet qui contenait de l’eau qu’il disait magnétisée. Il y avait des gens autour, c’est un peu plus que cette table ; il y avait des gens autour qui plongeaient un bout de ferraille dans l’eau magnétisée par Mesmer, disait-il, un peu comme de l’eau bénite et c’était ça sa thérapie. Ensuite, il y avait son disciple, le Marquis de Puysegur qui avait remplacé Satan par des « passes », il y avait de ça aussi ; il y avait des cordes qui cachaient un arbre magnétisé, etc. Il y avait aussi le baquet de Mesmer et il avait tout un rituel de mise en hypnose de ses clients. Et, puis, il y a eu Janet. Janet connaît très bien ce que je viens d’évoquer et moi-même, j’ai évoqué les différentes séquences de la trace du passage de Mesmer à Janet dans mon livre sur la découverte de la dissociation. Janet n’a pas parlé de dissociation, il a parlé de désagrégation mentale, il pensait que les hystériques souffraient de désagrégation, de l’affaiblissement de la personnalité et de leurs capacités énergétiques, ce qui permettait à la maladie de s’installer par déficit ; alors que c’est faux, ce n’est pas par déficit, c’est par le conflit que vient l’hystérie. Mais, dans la dissociation, il y a eu ensuite un spécialiste de l’hypnose, un experimentaliste qui s’appelle Ernest Hilgard dont les ouvrages sont introuvables même ici en France, Bernheim qui disait dans son ouvrage, où il soutient qu’à côté de la dissociation pathologique, il peut y avoir une dissociation normale. Ouvrage que j’ai repris moi-même ensuite pour parler de la dissociation normale qui semble avoir des ressources .

Alain Monlouis : Parles nous de transe au Brésil.

G. Lapassade : Je suis allé au Brésil, quand j’en ai eu l’occasion, pour des voyages – mission universitaire – en été 1970, je crois, mais ce n’est pas pour autant que j’ai laissé le Maghreb. J’ai continué à aller au Maghreb, c’était facile, c’était moins cher, beaucoup moins cher d’aller au Maroc. J’avais pris mes habitudes marocaines à Essaouira essentiellement. Tandis qu’au Brésil, j’y suis allé deux fois, une fois en 1970, dans le cadre d’une rencontre internationale de pédagogie qui était financée par l’entreprise Olivetti, dans sa filiale au Brésil qui faisait des machines à écrire. Alors, ils nous ont invités à plusieurs, il y avait Michel Lobrot, il y avait pas mal de psychosociologues français et de pédagogues français. Puis en 1972, j’y suis allé pour remplacer René Lourau qui était invité, mais qui n’y est pas allé, je ne sais pas pourquoi. Voilà, comment j’ai fait ces deux grands voyages au Brésil. Mais, c’est durant le second, où j’ai pu voir de près ce que l’on appelle populairement la macumba, mais que l’on appelle officiellement la Lumbanda. J’avais assisté à l’éducation des médiums, excusez-moi, je vais parler par association, par transduction. Oui, j’ai assisté à la formation des médiums parce que j’étais avec un jeune étudiant dont le père était en plein dans le mouvement de la Macumba et en particulier devait assurer une formation des médiums. Il faut savoir qu’il y avait une grande influence, non pas de thérapeutes comme Janet, mais de l’instituteur qui s’appelait Rivail qui s’est donné un pseudonyme, Alain Cardec qui a fondé l’église cardéciste de Cardec qui est présente un peu partout, même ici en France, mais plus souvent présente au Brésil. Où elle s’est mélangée, la pratique cardéciste. Le genre d’hypnose s’est combiné avec les rites africains. De façon très spectaculaire, démonstrative, ce mariage du cardécisme et de l’Afrique, de l’Africanisme, si on peut dire, a été particulièrement vif. A Haïti, où les responsables du vaudou, le rite du vaudou, le rite de possession aussi mais non thérapeutique sont appelés parfois Maïkiseur qui est une déformation du mot magnétiseur de Mesmer. Mesmer appelait ça magnétisme animal et on appelait au 19ème siècle, les gens qui pratiquaient en fait l’hypnose, on les appelait les magnétiseurs. Cela a été importé en Haïti, grâce à un des frères de la famille Puységur dont l’aîné était devenu célèbre parce qu’il avait systématisé l’hypnose qui était implicite chez Mesmer, son autre frère, officier de Marine a apporté le Mesmérisme en Haïti où il s’est combiné avec le vaudou.
Il faut que je sorte des choses là, la nuit, c’est que ma pensée va très vite. Donc ce mécanisme psychologique, je vois où je veux arriver, en voyant où je veux arriver, j’y arrive, mais en laissant de côté, en traversant, en oubliant les chaînons qui me font arriver là où j’arrive.

Augustin Mutuale : Je reviens un peu sur la dissociation, tu as parlé de Janet, tu te situes où par rapport à Janet, à Hilgard et à l’Afrique dans ce domaine de la dissociation ? Ta pensée se porte dans quelle direction ?

G. Lapassade : Janet définit la dissociation pathologique et c’est Hilgard qui l’a normalisée. Ma pensée est celle de Hilgard le plus souvent, c’est-à-dire, comme normalité et comme ressources. Pour Hilgard, c’est une ressource ; ce qu’il illustre très simplement en disant, le fait qu’un automobiliste peut, à la fois, conduire et surveiller la route et regarder devant lui sinon il risque de lui arriver un accident. Il doit surveiller son trajet, ce qui se passe devant lui, derrière ou à côté et en même temps, il peut discuter, parler avec son voisin, son passager. C’est là la dissociation toute simple. Il en a deux d’interventions, de contrôles. C’est la route et le discours et la présence de son voisin, de son passager, c’est une dissociation simple et il y en a tout le temps dans la vie. C’est la même chose, pour un enseignant, il peut parler devant les gens et rêver à ce qu’il va faire aux prochaines vacances. Il peut aussi surveiller et regarder son public, c’est une autre chose que d’élaborer son discours. Il y a tout le travail d’élaboration pour te répondre, il faut construire quelque chose, construire un discours et d’autre part, je peux être attentif à ce qui se passe autour de moi, à droite et à gauche, à la caméra qui est en face de moi, etc. Donc, c’est une dissociation, mais normale.

Augustin : Pourquoi, alors, la thérapie, parce que si tu restes sur la dissociation, sur la normalité de la dissociation ?

G. Lapassade : Parce que je pense à ce que j’ai écrit dans un livre qui vient de paraître, il y a un mois qui s’intitule Le mythe de l’identité. Il y a un chapitre anthropologique dedans. Dans ce chapitre, je prends deux figures essentielles de la religion, disons, certaines religions traditionnelles, qui sont le Chaman et le Médium ou la médium et d’ailleurs, peut-être, je ne le dis pas assez. Il est caractéristique que les deux ont en commun, leur formation, leur vocation. La forme que prend leur formation et leur carrière et leur vocation réunies ; dans les deux cas, très souvent, mais pas toujours, il y a un trouble à l’adolescence, une dissociation adolescente. Ils font des fugues ou elles font des fugues. Et les fugues si l’on regarde le manuel mondial, j’ai oublié son nom, de la pathologie, de la psychiatrie, dans sa 4ème édition, il y a un chapitre sur la dissociation où parmi les aspects de la dissociation pathologique, mais là ce n’est pas pathologique, en milieu de psychiatrie, il y a la fugue, la fugue dissociative qui est bien connue quand même, comme pathologie. Il se trouve que, aussi bien que les Chamans et les médiums, souvent, au départ de leur vocation, il y a des fugues. Ils se réfugient dans la forêt ; ils sortent de chez eux. On voit même cela au Maroc ou en Algérie, dans les vocations de certaines Talaâs, de certains guérisseurs, comme on les appelle des médiums. Il y a cette sorte de tradition d’une fugue adolescente, au départ. C’est une dissociation qui va se retourner, se transformer en dissociation normale. On n’élimine pas la dissociation comme le voulait Janet. La thérapie occidentale viserait à l’élimination de la dissociation, tandis que là, on s’arrange avec, on se réconcilie en la transformant. C’est spectaculaire dans ce que j’ai pu en vivre chez les chamans et les médiums et même, chez le client de base, d’une intervention qu’on appellera thérapeutique, en Afrique, la dissociation n’est pas éliminée comme un trouble définitivement pathologique dont il faut se libérer… en reconstruisant les identités, mais elle est, quelque part dans un coin de la personnalité. Elle est constitutive de la personnalité et même du métier quand il s’agit d’en faire un métier. La Talaâ, les spécialistes de la dissociation, les gestionnaires de la dissociation, à but thérapeutique restent dissociés. Donc, on peut dire, qu’en Afrique, à la différence de l’Europe, il y a aménagement de la dissociation, il n’y a pas eu tentative d’élimination. (…)

G. Lapassade : Est-ce que j’ai répondu à la question ?

Augustin : Oui, oui !

G. Lapassade : C’est un trait de l’Afrique, de la psychologie africaine, des Africains, cette disponibilité de la dissociation, peut-être que les Africains sont moins unifiés que les Européens, et qui sont plus porteurs d’une dissociation, d’une dissociation constitutive de leur identité.

Laurent : Est-ce qu’il existe une dissociation culturelle ?

G. Lapassade : Qu’est-ce que tu entends par dissociation culturelle ?

Alain : Par exemple, si je prends le cas des Antilles sur lequel je travaille un tout petit peu. Aux Antilles, on a plusieurs oppositions que l’on peut retrouver chez les individus. On a des oppositions qui sont liées à des faits historiques, une opposition Matriarcat-Patriarcat. Les systèmes familiaux vis-à-vis des individus qui étaient esclaves, qui étaient souvent issus du système matriarcat, qui ont été mis en esclavage par des gens qui sont souvent issus du système patriarcal. Ces gens-là se sont retrouvés sur une terre où ils doivent produire des biens et tout cela. Il y a une autre dissociation en leur langue, et leur langue se retrouve en dissociation avec une autre langue.

G. Lapassade : J’ai du mal à te suivre, je ne comprends pas très bien !

Alain : Je dis, si je prends le cas des Antilles…

G. Lapassade : Là, où il y a le vaudou, qui est un rite dissociatif, par éclair puisqu’il y a possession rituelle.

Alain : Avant de parler du vaudou, je veux parler de l’opposition entre ce qui est du patriarcat et du matriarcat , entre des systèmes familiaux qui créent de la dissociation chez les individus.

G. Lapassade : Oui, parce que les individus vivent à la fois dans le matriarcat et dans le patriarcat.

Alain : Parce qu’en fait c’est ce qui se passe, les Européens sont du système patriarcal, eux, ils ont épousé ce patriarcat de fait, alors que ces gens-là venaient d’un système matriarcal.

G. Lapassade : Donc, les Haïtiens, ils ont les deux.

Alain : Ils ont les deux, et quelque part, ils n’arrivent pas à se situer quand on a les deux.

G. Lapassade : Oui, les Européens ont imposé une dissociation.

Alain : Ils ont imposé une dissociation.

G. Lapassade : Une dissociation, comme on dit ici pour les enfants d’immigrés. On leur impose une dissociation, puisqu’ils vivent dans leur famille une certaine tradition, une certaine culture et une façon de vivre que l’école rejette. Que la société ambiante rejette, donc, il y a ici, une création, chez les enfants d’immigrés et chez les immigrés eux-mêmes, d’une dissociation.

Alain : Cela crée une perte de repères et cela peut entraîner la folie.

Augustin : Dans les écrits, je voudrais savoir si la dissociation est une ressource.

G. Lapassade : Pour Hilgard.

Augustin : Je veux savoir pour toi, Georges

G. Lapassade : Oui, je vais te donner un exemple très simple. Pour pouvoir te répondre, il me faut à la fois me brancher sur ta question, me centrer sur ta question, créer avec toi une paire, c’est-à-dire un court-circuit, mais je n’abandonne pas pour autant les autres. Même, s’il y a un court-circuit avec toi, une relation duelle qui se construit avec toi, il n’en existe pas moins une relation avec les autres et c’est une dissociation.

Augustin : D’accord, là, c’est la réalité banale et quotidienne, mais il y a une crise de la dissociation. A un moment, tu parles qu’une personne fugue. Moi, je travaille avec des adolescents, il y a des fugues.

G. Lapassade : Parce qu’ils sont dissociés.

Augustin : Dissociés, cette dissociation, il y a un moment donné où elle doit passer par une phase de normalisation ; donc il y a une thérapie.

G. Lapassade : Alors, comment on fait avec les adolescents ? Il y a une thérapie de la dissociation, mais ce n’est pas de la thérapie africaine

Augustin : Comment on fait ? Ce n’est pas de la thérapie africaine. Moi je te pose la question : Quel est ton regard par rapport à la thérapie de la dissociation ? Prenant l’exemple de ce que faisait Tobie Nathan avec l’ethnopsychiatrie ici, est ce que toi tu as un regard par rapport à une thérapie de la dissociation ?

G. Lapassade : Moi, je ne suis pas un praticien de thérapie, d’aucune thérapie. Est ce qu’il faisait de la thérapie de dissociation Tobie Nathan ? J’ai très bien connu Tobie Nathan, j’ai même publié dans sa revue un article sur la dissociation. Je pense qu’il n’utilisait pas le mot dissociation. Je n’ai pas suivi tout son enseignement ; parce que pour lui, c’est un concept occidental correspondant à des réalités seulement occidentales et qu’il préfère employer le langage indigène comme on dit, quand il s’occupait d’autre culture. Il n’était pas porté à généraliser la notion de dissociation, même pour les enfants d’immigrés. Il était beaucoup plus culturaliste. Tu as travaillé avec Nathan ?

Augustin : J’ai travaillé… La mère de mon fils était psychiatre avec Nathan. Mais, j’ai travaillé parce que je suivais…et puis il y avait une personne qui a publié beaucoup avec Lucien qui était professeur qui enseigne encore là, avec qui, j’ai eu à suivre un peu ses travaux. C’est ce qui m’avait touché, ce qui me pose comme question, si je peux t’interroger : comment et où dans cette tranche de la dissociation, mets-tu la possession ?

G. Lapassade : Mais la possession, c’est la forme. C’est ce que va dire René Schérer, d’ailleurs, avec qui, que j’ai pris comme l’un des collaborateurs, l’un des auteurs de mon livre collectif que j’ai dirigé, qui s’intitule Regards sur la dissociation adolescente. Il disait : « Il y a sept regards, il y a sept cas de dissociation dans le cadre de la possession. C’était un petit landais, qui était dans ma région, qui a été possédé du démon. C’était un Catholique et qui a été exorcisé par les moines, par des religieux d’une abbaye dont j’ai visité l’entrée au nord du Béarn dans les Landes. J’ai trouvé ce cas dans les bas-fonds de la bibliothèque municipale de Pau où il dormait ; je l’ai sorti et je l’ai publié. Ainsi, j’ai pu publié le cas d’enfant de Puységur qui était insupportable pour sa famille et pour tout le monde et que Puységur avait soigné par le Mesmérisme qui était une sorte d’hypnose. Et il a publié le journal. C’est un livre entier, même deux livres, c’est le journal de cette thérapie.
Alors, Schérer avait écrit la conclusion de ce livre et il me disait un jour : finalement le cas le plus limpide de ce qu’on appelle la dissociation, c’est la possession du petit landais parce que là au moins on voit la dissociation. Cela veut dire quoi dans ce cas-là : c’est la possession, c’est la définition religieuse d’une dissociation, de la dissociation. Mais on ne l’appelle pas dissociation dans le langage religieux, on l’appelle possession. Or, cela veut dire quoi la possession, c’est-à-dire que la personne vit comme s’il avait le diable dans la peau. Son identité est dissociée, une part d’elle reste à peu près normale et l’autre part, la foi est devenue le diable, finalement, qui la persécute. Donc, la possession est un cas limpide de la dissociation. La dissociation est appellation laïque de la possession, si l’on peut dire. Dans les œuvres de Janet, il y a un cas très, très riche que j’ai souvent cité, qui est le cas d’un psychiatre qui a une possession lucide parce qu’il est adoptif de possession et lucide, somnambulique et lucide. La possession somnambulique, c’est quelqu’un qu’on réveille de sa crise de possession et qui a oublié ce qui s’est passé tandis que celui qui est lucide peut parler et peut commenter sa possession. Je ne sais pas pourquoi je dis tout cela.

Benyounès Bellagnech : C’est pour distinguer entre la possession et la dissociation

G. Lapassade : La possession est la définition théologique de la dissociation ; le possédé est un dissocié en fait, il est deux êtres en lui-même ; j’ai deux âmes à moi…

Benyounès : En arabe, on dit qu’il est habité (Meskoun)

G. Lapassade : Meskoun, habité, oui, exactement, on peut partir de meskoun pour faire ce discours et c’est plus facile de le faire en arabe qu’en français, qu’en langue occidentale parce que cela est plus présent dans la culture au moins maghrébine, peut-être dans toute la culture Arabe.

Benyounès : On n’ose pas le dire, personne n’ose le dire ; c’est l’équivalent de l’onthologie occidentale. Dans le vécu, le Meskoun, les Djounouns, quand le Meskoun se réveille, c’est un peu proche de l’hystérie, mais cela n’a rien à voir, c’est quelque chose qui vit, cela fait partie de leur existence, c’est pourquoi je dis que c’est de l’onthologie chez eux. C’est de l’existence, c’est du vécu. Il vit avec, il cohabite avec, il crée des rituels, mais pas, pour les soigner, c’est pour les apaiser, mais sans jamais dire que cela ne sert à rien d’être habité. Non habité, c’est habité. La conclusion de Georges, dans son livre La découverte de la dissociation, c’était ça, c’est cette différence entre le traitement réel du vécu des possédés, des Meskounins (Pluriel de Meskoun) leur vécu reste normal, il rentre dans la normalité. Ils ne font pas partie de ceux qu’on doit soigner.

G. Lapassade : Qui ça ?

Benyounès : Les Meskounins, ceux qui ont les Djounouns à l’intérieur d’eux-mêmes.

G. Lapassade : On ne les soigne pas !

Benyounès : On ne les soigne pas, ils vivent comme les autres.

Aziz : Mais il n’empêche, qu’on dit toujours Meskoun.

Benyounès : Oui, on dit toujours Meskoun, c’est pour l’habitation ; c’est comme ici, on retrouve cela en Occident (…). On dit, par exemple, dans une maison où il y a beaucoup de morts, on dit qu’elle est habitée, elle est habitée par les esprits, hantée. Cela aussi existe au niveau de l’espace, des lieux géographiques.
Alain : Ce qui explique que dès qu’on rentre dans cette maison, on entend des voix, des bruits. On dit qu’elle est hantée.

G. Lapassade : C’est parce qu’il y avaient des fillettes qui entendaient des sons et bruits dans une maison américaine que l’on a commencé à s’intéresser au médiumnisme et à des trucs comme ça. Cela a joué un rôle très important, cette histoire de maison hantée. C’est tout au début des sciences occultes américaines et occidentales. Mais, c’est vrai dans la culture maghrébine, ces affaires de dissociation, on ne les appelle pas dissociation. En fait, c’est simple, ce sont des lieux communs, ce sont du quotidien, du moins dans les croyances populaires.

Benyounès Bellagnech : Cela ne relève pas de la psychopathologie.

G. Lapassade : On fait appel à des guérisseurs, à des exorcises.

Benyounès : C’est pour les cas extrêmes, parce que si tu prends tous les gens qui sont habités ; moi, j’en ai connu dans ma famille, de temps en temps, des gens qui tombent, ils commencent à sortir leur langue, on peut dire que c’est un état hystérique. C’est très expressif. On ne pense jamais à les amener chez le médecin, ni chez le voyant, la voyante, ni chez le marabout, ni chez quelqu’un d’autre. On ne pense pas à faire ça. On redoute, parce que de temps en temps, quelqu’un conduit un tracteur ; on craignait que cela lui arrive au moment où il conduit le tracteur. On a peur pour lui, on a peur pour sa vie, cela n’est jamais arrivé, cela ne pose pas de problème. C’est un exemple parmi d’autres.

G. Lapassade : Et, il était possédé !

Benyounès : Oui, oui, il était possédé, j’en ai connu deux autres, une fille et un garçon, c’étaient des amis à l’université. Comme par hasard, pour la fille, cela ne lui arrive jamais à l’extérieur, cela ne lui arrive que quand il y a quelqu’un. Une fois, elle était chez moi je ne savais pas, cela lui est arrivé, elle était étendue et quelqu’un qui la connaissait, m’avait dit que cela lui arrive, elle est comme ça. Puis, il y avait un autre copain, lui, cela pouvait lui arriver à l’extérieur. De temps en temps, quand tu le vois avec des bleus sur les yeux, on dirait en le voyant qu’il a été tabassé à mort, c’est indescriptible. Toutefois, ni lui, ni sa famille, ne reconnaissent l’état pathologique de cette expression, de ce symptôme de cette crise où le corps est malmené.

G. Lapassade : On ne fait pas appel à des …

Benyounès : Cela non, dans ces cas dont je t’ai parlé, non ; peut-être dans d’autres. Cela, c’est ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu ; des gens que je connais.

G. Lapassade : Ces choses, dont je te parle, sont beaucoup plus présentes et l’on pourrait se demander pourquoi, elles sont plus familières chez vous qu’ici. C’est curieux, il y a une familiarité avec la dissociation, une sorte d’arrangement qui s’opère, sauf qu’il y a quand même des rituels thérapeutiques qui sont des thérapies de dissociation par exemple le Ndepp africain, on ne cherche pas à éliminer, à l’éradiquer, à l’enlever, mais à s’accorder avec, à l’aménager et c’est ce que l’on appelle l’adorcisme. Il y a cette table que l’on construit au cours du rituel du Ndepp que j’ai vu et auquel j’ai assisté à Dakar. Sur cette table, l’ex-malade guéri est tenu chaque semaine, pendant toute sa vie, d’apporter du lait et autres ; parce que, maintenant, le rab est là. Il est dans l’autel, c’est un aménagement de la dissociation. Cette table, qui fait autel, correspond, je l’ai dit tout à l’heure, chez les Gnaouas, chez les thérapeutes maghrébins à ce que l’on appelle la Mida. La Mida, c’est la table. Une table autel, une table religieuse, à fonction religieuse, donc c’est l’aménagement de la dissociation. La dissociation passe par la table et la personne guérie, libérée va faire des hommages chaque semaine, toute sa vie sur cette table. On ne cherche pas à éliminer la dissociation, mais à la fixer dehors. Et de faire en sorte que la personne finisse par faire un culte domestique.

Augustin Mutuale : Et, cette position est que, selon toi, c’est lié au fait qu’en Afrique, on se dit que la dissociation est une réalité qui ne peut s’illuminer. Donc, on doit cohabiter avec ou plutôt ce qui pourrait être un regard positif de la dissociation, en disant que c’est une ressource que l’on doit gérer, sinon elle peut partir dans tous les sens.

G. Lapassade : Une ressource, excuses-moi je t’ai coupé, une ressource, cela veut dire que lorsqu’on s’en sert, elle devient utile. Mais, je dis que c’est une ressource pour les professionnels de la dissociation et pas pour tout le monde.

Benyounès : Toi, tu as appelé cela l’institutionnalisation dans le livre.

G. Lapassade : Oui, c’est une institutionnalisation

Benyounès : L’institutionnalisation, cela veut dire les possédés dont il parle …Ils deviennent comme des marabouts…Ils deviennent les plus importants du groupe dans lequel ils vivent et ils ne sont pas touchés par ce symptôme. Cela devient, son institutionnalisation, c’est une sorte de vénération de cet état de quelqu’un qui est habité par des esprits qui viennent de l’extérieur. C’est ça son institutionnalisation, il devient un repère, il peut devenir guérisseur. Il est vénéré, il a plus d’importance que dans le reste du groupe dans lequel il vit. Par rapport à cela, Georges, j’ai une question peut-être…

G. Lapassade : On peut parler de Mejdoub aussi.

Benyounès : Oui, on peut parler de Mejdoub aussi, celui qu’on a fait venir ici, celui qu’on a connu ici, c’est un vrai Mejdoub ! On sent qu’il nous dérange

G. Lapassade : C’est toi et moi qui l’avons fabriqué comme Mejdoub

Benyounès : Oui, tout à fait, c’est vrai, je lui ai dit. Lui, il écrit et cela est la nouveauté, parce que normalement, il (le Mejdoub) n’écrit pas, il parle dans la rue, il parle quand il a envie de parler, il fait ce qu’il a envie de faire et il s’en fout du contexte. Pour lui, il n’y a pas de contexte, il n’y a pas de situation. Mejdoub, c’est ça. Quand il a quelque chose à dire, il le dit dans la rue, soit les gens se rassemblent autour de lui ; cela ne l’empêche pas d’aller dans son délire. Le Mejdoub, il a un art de s’exprimer et cet art, il l’utilise à volonté. Récemment, je lui ai dit que je suis prêt à défendre jusqu’au bout, ce qu’il écrit. Il a une manière d’écrire qui n’existe pas, cela veut dire qu’il crée des choses qu’on ne voit pas par ailleurs. C’est un Mejdoud. Sa nouveauté est de transformer l’état de Mejdoub, l’état de parole, comme tu disais tout à l’heure en Afrique, c’est la parole. Lui, il vit en tant que Mejdoub ici en Occident. Il est dissocié et sa dissociation, il la transforme en écrit et ça c’est génial. La question que je voulais te poser, c’est venu de là…

G. Lapassade : Moi, je commence à me sentir un peu dissocié par cet exercice-là. Depuis combien de temps vous m’interviewez ? Presque une heure.

Benyounès : Du point de vue méthodologique, c’est cette discussion qui m’a amené à poser cette question. Est-ce que l’on ne pourrait pas dire, toi en tant qu’ethnologue, - parce que ce que tu rapportes, c’est en tant qu’ethnologue, sur le terrain que tu as observé-, est-ce que l’on ne pourrait pas dire que l’ethnologue observe les groupes connus, c’est-à-dire institués quelque part. Est ce qu’il n’est pas enfermé dans l’observation des groupes connus.

G. Lapassade : Qu’est ce que cela veut dire ? Je ne comprends pas.

Benyounès : Cela veut dire que toi, ton expérience au Maroc, c’était Essaouira ; le lieu où tu allais pour observer les Gnaouas, pour travailler sur eux.

G. Lapassade : J’allais à Essaouira parce que je me suis habitué à aimer Essaouira, c’est une ville où les Gnaouas sont privilégiés. D’ailleurs, cela rejoint un peu le thème de l’Afrique, ce qui est très curieux, d’ailleurs, dans le Maghreb et même au Maroc, les Gnaouas sont dans un coin. On peut les voir, je pense à Safi par exemple, on peut les voir faire le Halka, le halka c’est le cercle. On peut les voir faire le Halka, à la fin du jour, à la tombée de la nuit, pour ramasser un peu d’argent, pour faire la quête et ils font cette sorte de spectacle en rond ; les gens sont debout, autour de lui, devant lui, devant eux. Ils font, comme on le voit, la jemâa, ils dansent, ils jouent avec leurs castagnettes de fer ; d’autres le goumbri, qui est une sorte de guitare africaine. On les connaît plus dans ce rôle là que dans les nuits rituelles avec dissociation, avec des états de possession. Des adeptes, des adeptes, ce ne sont pas seulement des malades dans ces soirées, ce sont des gens qui sont aptes à la dissociation, aptes à rentrer en transe et soi-disant à incarner les esprits. Et qu’un esprit, c’est une dissociation puisque le médium qui danse, qui est possédé comme on dit, à la fois, devient un esprit, mais garde son identité.
Gérard Althabe racontait qu’il avait beaucoup travaillé sur le Troumba de Madagascar et qu’un jour, un médium qui y assistait, s’était orienté vers lui et il l’avait agressé verbalement, en lui disant « fous le camp, qu’est ce que tu viens faire à nous regarder ici. Tu n’as pas de place ici, tu n’as pas à nous espionner ». Cela s’est passé pendant le rite et après quand le rite a pris fin, le même médium est allé s’excuser auprès d’Althabe. Donc, il savait ce qu’il était en train de faire en tant que médium rituellement possédé, mais il l’a avoué, si on peut dire, il l’a manifesté quand il s’est excusé auprès de lui. C’est-à-dire que même s’il était en état de possession, comme je le dis, il y avait un « observateur » de tolérance, un veilleur, comme dit Hilgard, il y avait un veilleur, un surveillant. Un sur-veillant est en soi un observateur caché. Hilgard, un observateur caché de l’état d’hypnose, de transe. Dans l’état de transe, il y a dissociation puisqu’il y a un veilleur qui n’est pas en transe. Cela se voit à la fin du livre, et dans beaucoup d’autres exemples, de Moreau de Tours, qui était un psychiatre, qui a publié un livre qui s’appelle Du haschich et de l’aliénation mentale, et qui, lui, consommait du haschich. Comme c’était à la mode vers 1850, il y avait Baudelaire qui participait à cela à l’Ile Saint Louis. Il y avait un club où les gens consommaient des drogues pour expérimenter cet état-là, des pratiques artificielles comme l’a écrit Baudelaire. Et Moreau de Tours, tout à la fin, disait, de son livre sur le haschich où il parle de sa consommation de haschich : « Je deviens apte à regarder mes délires ». Donc, il y avait une période où il ne délirait pas. Il se regardait délirer, il y a là une dissociation. D’ailleurs, c’est ce qui se passe dans les états psychédéliques, avec des gens qui consomment des substances, le cannabis par exemple.

Augustin : Donc là, il y a dissociation par le produit comme le chaman, comme…

G. Lapassade : Comme le kif, comme le haschich qui sont des produits psychédéliques, des drogues comme on dit régulièrement, ce sont des produits dissociatifs. Ils accentuent la dissociation.

Augustin : Quand on pense au guérisseur en Afrique noire, on te dit : prends tel ou tel produit et tu rentres dans un autre monde où tu vois les choses.

G. Lapassade : Oui, c’est ça, la dissociation. Une part de toi va ailleurs, comme la possession. Et, c’est curieux, on devait parler de l’Afrique et on parle de la dissociation, comme si c’était le même sujet. Ce matin, dans cet entretien, cela a tourné à la dissociation, c’est peut-être qu’en Afrique, elle est plus courante et plus banale. On ne fait pas attention. Elle est quotidienne, elle est mieux vécue. Elle est recherchée même quand il y a les drogues et des trucs comme ça. Elle est recherchée aussi chez nous, chez les toxicos. Alors, est-ce que l’on a parlé de l’Afrique ou de la dissociation ?

Augustin : On a parlé …de la dissociation africaine. C’est quand même important, on avait lu ce texte ; c’est tout de même de la dissociation.

G. Lapassade : Le texte de l’entretien ! Avec l’entretien dont vous m’avez parlé !

Augustin : Oui, là c’est du parlé, mais tu nous as donné en tant qu’ethnologue ton point de vue, ton regard sur la dissociation africaine, cette expérience de la dissociation. C’est peut-être pourquoi lorsque l’on fera un papier sur l’entretien, on te le redonnera à relire, pour voir si nous pouvons le compléter encore par d’autres questions de ton expérience avec l’Afrique. Tu peux toujours rajouter, tu verras s’il y a des choses sur lesquelles nous pouvons te questionner.

G. Lapassade : Par exemple le Ndepp avec l’autel du rab, la table, l’expérience que j’ai faite avec Rouch, c’est ce qu’on faisait et que j’ai rendu en 1966 à partir de Tunis. J’ai rencontré Jean Rouch, on était très amis. Il est mort assez récemment. J’ai été invité au festival. J’ai rencontré aussi Michel Leiris. J’ai amené Rouch à Leiris et j’ai amené Rouch dans la banlieue de Dakar, au grand Yoff où nous avons assisté ensemble à certains moments de la semaine entière que constitue le Ndepp.

Augustin : Il a fait un film là-dessus.

G. Lapassade : Oui, il a fait un film Les maîtres fous, film qui l’a rendu célèbre, qui est un rite de possession. Les médians, des gens, c’étaient des travailleurs immigrés au Ghana qui faisaient le rite dans lequel ils égorgeaient un chien. Ils mangeaient le chien et ils rentraient en transe. Ils imitaient, ils incarnaient dans ce rituel les autorités anglaises. Par exemple, pour symboliser la perruque des soldats de la Reine, ils se cassaient un œuf sur le crâne, ça dégoulinait.

Augustin : C’est un beau film, il y a eu un festival, je ne sais où ! Moi, j’ai suivi cela au cours d’un festival sur Jean Rouch…

Benyounès : Chaque année, il y a quelque chose sur Jean Rouch à Beaubourg.

Augustin : Je ne l’ai pas suivi à Beaubourg.

G. Lapassade : C’est un très beau film. On en finit là !


Cet entretien collectif a été réalisé par :
Amélie Grysole à la caméra
Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech,
Alain Monlouis, Laurent Kallyt.
Aziz Kharouni au son et à la retranscription
Revu et corrigé par Bernadette Bellagnech
Publié in Les IrrAIductibles n°11 « Etudes africaines »